Si les disparitions forcées existent depuis les guerres de décolonisation, la France s’étant particulièrement illustrée avec cette pratique, nous avons plutôt l’habitude de penser aux dictatures sud-américaines (Chi-li, Argentine) quand on évoque des disparu·es. Pourtant le Mexique, considéré comme une démocratie, peut être envisagé comme une terre de disparu·es[1], vu le nombre bien plus élevé de disparitions enregistrées.
Retour sur une réalité sociale à la fois massive, quotidienne et... glaçante.
Le Mexique atteint de sordides sommets avec les chiffres astronomiques des disparu·es. On parle de 130.000 disparu·es dans le pays. Certaines ONG disent qu’il faudrait multiplier ce chiffre par 3…2 On parle aussi de 70.000 migrant·es disparu·es entre 2004 et 2018. Mais ces statistiques sont à affiner. Les premières disparitions au Mexique comptabilisées ici ont commencé en 1964. C’était le début de la période dite de la «guerre sale» où l’État mexicain a développé une répression massive contre les mouvements populaires paysans, guérilleros ou non. Une grande partie de ces disparitions ont eu lieu au Guerrero, un des trois États les plus marginalisés et les plus indigènes du pays. On estime que la guerre sale, centrée sur les années 70, a généré 10.000 disparu·es entre 1964 et 2006.
En 2006, la droite catholique au pouvoir déclare la «guerre contre le narcotrafic». Depuis cette date, il y a eu 120.000 disparu·es… On a tendance à dire qu’il y a eu une pause sur la fin des années 1980 et dans les années 1990 pour les disparitions. Cette vision évacue les disparitions et féminicides nombreux qui ont existé à la frontière nord du pays (particulièrement dans la ville de Ciudad Juárez) et qui visaient donc des femmes, souvent migrantes, et travailleuses des maquiladoras.[3]
Toujours est-il que 2006 marque un tournant dans la société mexicaine avec la militarisation brutale de la société. Les effectifs militaires ont doublé depuis cette date, avec un matériel de pointe fourni par les USA. Certaines armes achetées légalement pour l’armée ou la gendarmerie peuvent se retrouver à circuler illégalement ensuite.
La guerre contre la drogue initiée par le président Felipe Calderón, et qui peut se résumer à une guerre contre les cartels à l’exception du plus puissant de l’époque (celui dit de Sinaloa) avec lequel l’État négociait, a donc augmenté considérablement les massacres et les disparitions.
Continuons avec la litanie des chiffres: entre 2006 et 2021, la guerre contre la drogue a fait 352.093 morts! (à titre de comparaison, la guerre en Irak entre 2003 et 2011 a fait un peu moins de 115.000 morts selon les chiffres officiels). Il y a entre 10 et 30 féminicides par jour. La violence armée est à 99% l’œuvre d’hommes. Il faudrait pourtant aussi réussir à sortir de la statistique pour appréhender la réalité sociale et les vies humaines derrière ces chiffres.
La violence change de nature
La violence a donc explosé depuis 2006 au Mexique, mais cette violence a aussi changé la nature des disparitions. Dans les années 1960, comme dans les dictatures sud-américaines, les disparitions étaient le fait de l’État qui luttait contre ses opposant·es en tentant de les détruire. Les disparitions pouvaient s’accompagner du kidnapping d’enfants d’opposant·es pour les donner à des familles de militaires ou proches du régime. Ceci est valable surtout pour l’Argentine et le Chili, pas ou peu pour le Mexique.
À partir de 2006, ce n’est plus l’État seulement qui fait disparaître, et le phénomène peut toucher toutes les sphères de la société, même si la grosse majorité sont des jeunes hommes entre 25 et 40 ans ou des femmes très jeunes voire adolescentes venant en majorité de populations margi-nalisées, c’est-à-dire indigènes et/ou pauvres. Mais des personnes âgées ou de classes aisées peuvent aussi en être victimes. Les disparitions peuvent toucher tout le monde. Ces disparitions sont majoritairement le fait du crime organisé, comme on dit, mais certaines sphères de l’État, armée, pouvoirs locaux ou autres, peuvent y être impliqués comme le montre l’exemple emblématique des 43 étudiant·es disparu·es de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, dans le Guerrero.
La massification de la disparition comme fait social pose dès lors une question: pourquoi?
Pourquoi une telle pratique à une telle ampleur?
Comme je le disais, la logique à l’œuvre dans les dictatures sud-américaines ou au Mexique dans les années 1960-1970 est claire, même si elle est horrible: terroriser et paralyser l’opposition dans une logique contre-insurrectionnelle. Quelle est la logique politico-sociale à l’œuvre au Mexique actuellement? Je n’ai pas trouvé de réponses claires à cette question. La pratique contre-insurrectionnelle a diffusé dans des groupes criminels, d’autant que la frontière entre certains secteurs de l’armée et le narcotrafic est plus que floue, c’est le moins qu’on puisse dire. Des cartels ont donc repris cette pratique à leur compte. Mais pourquoi? D’autant que si la motivation est la terreur, les disparitions ne sont pas nécessaires. Pour terroriser les populations, les cartels ont fait preuve d’imagination, si on peut dire, en ayant commis des massacres avec pendaisons des corps aux ponts d’autoroute ou exposition de crânes sur des piques...
Une partie des disparu·es femmes et enfants se retrouvent dans le trafic sexuel, tout comme certain·es migrant·es. Une autre partie se retrouve victime du trafic d’organes. Je n’ai pas de chiffre précis sur ces deux trafics. Des témoignages racontent aussi que des personnes sont enlevées pour être esclavagisées dans les champs de pavot ou de marijuana, voire dans les laboratoires de transformation de la drogue. Mal logé·es, mal nourri·es, battu·es, violé·es ielles sont exploité·es jusqu’à leur mort par épuisement, les corps pouvant être ensuite brûlés ou plongés dans des bacs d’acide. D’autres rapportent que des jeunes hommes sont raflés pour devenir les hommes de main des cartels. S’ils refusent, ils meurent.
Depuis le début de la guerre contre la drogue, l’État se donne le beau jeu en racontant dans la version officielle que ce n’est que le crime organisé qui fait disparaître. L’État se refait une virginité à peu de frais, occultant autant ses crimes passés que ses collusions présentes. Nous devons porter attention à ne pas renforcer la version officielle de l’État quand nous nous penchons sur ce phénomène.
Les conséquences sociales et sociétales
Une des plus présentes est l’ostracisme dont peuvent être victimes les familles de disparu·es. Si ton proche est disparu c’est qu’il avait quelque chose à voir avec les cartels. Même si c’est parfois vrai, les disparu·es sont les petites mains du trafic, forcé·es soit par les sicaires des groupes criminels, soit par la pauvreté et la nécessité de survivre. En aucun cas les hautes sphères des cartels ne sont touchées. Il y a donc une criminalisation de la pauvreté par le biais des disparitions.
En 2011, le fils de Javier Sicilia, poète et écrivain célèbre au Mexique, est assassiné avec six autres personnes dans l’État du Morelos par le crime organisé. Suite à ce meurtre, Sicilia a créé le Mouvement pour la Paix qui sillonnera le pays avec des caravanes. Parallèlement, des cara-vanes de familles de migrant·es arriveront d’Amérique centrale à la recherche de leurs proches disparu·es. Cette dynamique engendrera la création de nombreux collectifs de recherche de disparu·es dans tous les États de la république.
Les collectifs de buscadoras
Très majoritairement créées et portées par des femmes, les madres buscadoras, mères chercheuses, peuvent être des mères évidemment mais aussi des épouses, des sœurs, des tantes de disparu·es. C’est en voyant la diversité des personnes constituant ces collectifs que nous pouvons nous rendre compte de l’impact d’une disparition dans la sphère familiale. Chaque disparition touche et traumatise un nombre important de personnes, les familles étant souvent nombreuses, entraînant fréquemment d’ailleurs des ruptures, divorces ou autres… Les buscadoras sont aussi victimes dans leur chair de la disparition en développant souvent des pathologies allant de la dépression à l’insomnie en passant par le diabète ou d’autres troubles médicaux comme les problèmes de thyroïde ou cardiovasculaires. Elles sont par ailleurs souvent ostracisées, aussi bien par leurs voisin·es par exemple que par l’État quand elles ne sont pas tout simplement assassinées du fait des découvertes de leurs recherches.
Lors des sessions de recherche initiées soit par un coup de téléphone anonyme, soit par des déductions logiques à partir de frêles indices (un vêtement, un sac ou une chaussure dans une forêt par exemple), le groupe va dans une zone, en montagne, dans le désert, etc. et avec de longs bâtons elles sondent le sol. Si en ressortant le bâton dégage une odeur de putréfaction, il faut creu-ser pour trouver de possibles restes ou fosses communes.
Un des slogans des buscadoras est: «toute lutte est légitime. La lutte des buscadoras en plus d’être légitime est douloureuse».
Pour se donner bonne conscience, l’État a mis en place la commission nationale de recherche et fait mine de maintenant protéger les buscadoras, leur imposant la présence de forces policières ou militaires lors des sessions de recherche. Nombre de témoignages dénoncent l’attitude méprisante des forces dites de l’ordre, sans compter que la police peut arriver très en retard ou repartir avant la fin de la session, laissant sans protection le groupe de buscadoras. Au début de l’année 2025 un scandale symptomatique de cette situation a éclaté au Mexique. En mars des buscadoras découvrent dans un ranch de l’État de Jalisco les restes de 200 corps dans une fosse commune ainsi que des restes de fours crématoires. Le scandale vient, entre autres, du fait que ce ranch avait subi la visite de la garde nationale quelques semaines auparavant qui n’avait rien trouvé. Cela faisait des années que ce ranch était pointé par les habitant·es du coin comme louche, du fait des 4x4 vitres teintées et autres personnes au visage dissimulé qui y venaient. La première réaction de la présidente du Mexique, dans sa conférence de presse matinale quotidienne a été de se demander si les buscadoras n’avaient pas apporté elles même les preuves.
Le procureur général de la république (équivalent du ministre de la Justice) a déclaré qu’il n’y avait pas de four crématoire dans ce ranch, remettant en cause la version des buscadoras. Moins d’un mois après la découverte de ce ranch, et dans ce climat de mépris et de suspicion contre les buscadoras, une mère de disparu et son fils sont assassinés. Elle recherchait son autre fils disparu et avait participé aux découvertes dans le ranch. Les assassinats de buscadoras ont augmenté depuis l’arrivée au pouvoir de Claudia Sheinbaum en octobre 2024.
À noter l’impunité quasi-totale des acteurs des disparitions, puisqu’«Entre 2006 et 2019, 11.706 enquêtes ont été ouvertes pour disparition (forcée ou non), mais seulement 39 condamnations ont été prononcées».
Les collectifs de buscadoras font preuve d’une dignité et d’une pugnacité rares. Chaque année, le 10 mai est la date où elles sont le plus visibles dans l’espace public. Ce jour de la fête des mères au Mexique est l’occasion de manifestations des buscadoras et de leurs soutiens sous le slogan «nada que festejar» (il n’y a rien à fêter)…
Ces femmes forcent les institutions à réagir, comme nous l’avons déjà évoqué. Cela confronte l’État à des conséquences pour le moins inattendues, telle ce que l’on nomme «la crise de la mé-decine légale». Faisant régulièrement la une de la presse, la masse de cadavres non-identifiés devient difficilement gérable, les morgues arrivant à saturation, certaines débordent littérale-ment. On estime, entre 2006 et 2021, à 52.000 corps non identifiés stockés dans des conditions plus ou moins acceptables par l’État. De ce fait, ou par les cartels, il arrive de trouver un camion frigorifique, un container ou une camionnette, abandonnés sur le bord de la route, remplis de corps…
«L’humanité d’une société dépend de comment sont traités ses mort·es»[4].
Tout est dit.
Cédric, Radio Zinzine
Nous reprenons comme titre celui d’une recherche universitaire dont je recommande la lecture, si le sujet vous intéresse, et dont une partie des informations de cet article est tiré: «Mexique, une terre de disparu·es, 19 Récits, 2 Enquêtes, 1 Portfolio», collectif sous la direction de Sabrina Melenotte, Fondation de la maison des sciences de l’homme et l’Institut pour la Recherche et le Développement. 2021
Chiffres officiels du registre national.
Les maquiladoras sont des usines installées en zone franche, ici proche des USA, et qui sont des lieux où le droit du travail ne s’exerce pas ou peu.
ibid.



