UKRAINE: J'ai déjà entendu ça quelque part!

de Maksym Butkevych, Kyjiw, 10 avr. 2025, publié à Archipel 346

Les histoires selon lesquelles Volodymyr Zelensky n’est qu’un comédien médiocre, qu’il n’a aucun soutien dans son pays, que le temps est compté, que l’Ukraine n’existe encore que grâce à l’aide américaine et, surtout, que l’Ukraine n’aurait pas dû commencer la guerre (selon l’opinion publique russe, «la Russie ne commence pas les guerres»), qu’elle aurait dû négocier dès le début et non se battre, et que tout est la faute de l’Ukraine – j’ai entendu tout cela bien avant que Donald Trump n’émette ces thèses.

C’est ce que disaient les interrogateurs russes et les gardes collaborateurs lorsque j’étais en captivité en Russie1, en particulier dans le centre pénitentiaire de Louhansk. (…) À l’époque, ils n’avaient rien dit encore sur l’illégitimité de Zelensky et l’absence d’élections – parce qu’on était en plein dans la canicule de l’été 2022, et qu’il était trop tôt pour ces thèses: la télévision russe ne commencerait à les diffuser qu’un an et demi plus tard. Les envahisseurs russes et leurs collaborateurs (dans l’argot local, simplement «traîtres» et «ordures») exprimaient alors une autre thèse, absente de la logorrhée de Trump: l’Ukraine n’est rien d’autre qu’une marionnette des États-Unis, Kyiv fait tout ce que Washington veut parce qu’elle en est complètement dépendante.

Il n’est pas surprenant que Trump n’ait pas exprimé cette thèse: les derniers développements, en particulier autour de l’accord sur les minerais rares, ont montré même à celles et ceux qui la soutenaient que c’était loin d’être le cas.

Je pense que c’est le fait que cette thèse des occupants n’ait pas été confirmée qui a provoqué une telle irritation chez le président américain nouvellement élu. Ne croyant apparemment pas à la volonté, à l’initiative, à la capacité d’agir de manière indépendante des Ukrainien·nes (comme de tout autre peuple), il a soudain été confronté au fait que ces subordonné·es ukrainien·nes obéissant·es, dans des contrées sauvages lointaines, ne sont ni obéissant·es ni subordonné·es. et, pour une raison ou une autre, ne veulent pas accepter les règles du jeu inventées dans la cour de récréation et imposées par le chantage, parce qu’elles sont manifestement, de manière flagrante, injustes. C’est ce qui unit Trump et Poutine: ce dernier ne croit pas non plus à la capacité d’action des peuples et des collectivités, les considérant uniquement comme des masses inertes à manipuler et contrôler – parce qu’elles sont mues par des instincts primitifs, et qu’il y a toujours un risque que quelqu’un d’autre prenne l’initiative et les manipule mieux que lui.

En fait, pour Poutine, l’Ukraine est un instrument qui aurait dû être tenu par l’emblème bicéphale de la Russie, mais qui a été saisi par l’Occident, et l’un des objectifs de la guerre actuelle est de le reprendre. Le fait que cet «outil» ait soudain sa propre volonté, ses propres désirs et aspirations, et même la capacité de résister, met le Kremlin extrêmement en colère, car il ne correspond pas à l’image du monde que se fait le «monde russe». Les gardiens, et en particulier les Russes, ont été surpris et parfois fâchés par le fait qu’il y ait eu un Maïdan en Ukraine, et que la plupart des prisonnier·es ukrainiens n’allaient pas reconnaître qu’il s’agissait d’une erreur ou d’un échec, mais le défendaient comme un acte de libre choix, d’expression d’une volonté et de défense de la dignité.

À l’occasion du 11e anniversaire de l’assassinat des «Héros de la Centurie céleste»[1], ces deux autocrates, qui méprisent la volonté et les aspirations des peuples et des individus (à moins qu’il ne s’agisse d’eux-mêmes), ont ouvertement montré au monde ce qu’ils ont en commun. Le président des États-Unis, le plus haut responsable du pays qui était hier le plus grand allié de l’Ukraine dans sa guerre de défense et de libération contre les envahisseurs russes, a publiquement accusé d’agression celles et ceux qui ont été attaqué·es, a condamné celles et ceux qui se défendaient de la violence russe pour avoir essayé de se défendre, et a donné toute l’initiative des pourparlers de paix à son homologue qui a une vision du monde similaire, un criminel de guerre et le chef de l’empire russe.

Pour une personne avec mon expérience d’ancien prisonnier de guerre[2], il agit dans le style d’un enquêteur médiocrement formé des agences de sécurité russes telles que le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, le Comité d’enquête de la fédération de Russie ou le Service pénitentiaire fédéral. Il est probable que jamais auparavant un texte des forces de sécurité russes n’a été lu d’une si haute tribune et diffusé dans le monde entier. Si vous avez la chance de ne pas (encore) avoir été en captivité en Russie, mais que vous avez une «hygiène de l’information» peu fiable, étant familier·e de la télévision russe, vous aurez probablement une analogie différente. Le texte de Trump diffuse littéralement les récits de la propagande russe: la propagandiste russe Olga Vladimirovna Skabeïeva ou l’un de ses collègues parle par la bouche du chef de la Maison Blanche, Donald Trump.

Cependant, le public de cette édition spéciale de 60 Minutes[3] était le monde entier. Je doute que le Kremlin, qui paie généreusement ses propagandistes pour soutenir et étendre la guerre génoci-daire de la Russie contre le peuple ukrainien, ait le budget nécessaire pour son nouveau porte-parole américain. Il est difficile de croire que Trump, qui est avant tout intéressé par les discussions sur l’argent, ait décidé de se porter volontaire pour remplacer Simonian, la propa-gandiste en chef du Kremlin; son intérêt se révélera probablement plus tard.

Je ne sais pas à quoi cela ressemble pour les électeur/trices américain·es, mais non seulement elles et eux, mais nous tou·tes, devront s’habituer à l’idée qu’iels ont placé à la tête de la plus grande puissance mondiale un homme qui s’exprime, soit comme un responsable de la sécurité russe, soit comme un propagandiste russe. Il y a une distance entre les paroles et les actes, mais elle se réduit. Si le chef de la Maison Blanche commence non seulement à parler mais aussi à agir en conséquence, nous découvrirons que de l’autre côté des barricades de la rue Hrouchevsky, en plus du Moloch russe, il y a aussi un Baal américain. Espérons que cela n’arrivera pas, bien que le processus ait déjà commencé: dans la foulée de Trump, les médias du monde entier discutent déjà de qui a réellement commencé la guerre de la Russie contre l’Ukraine, si l’Ukraine aurait pu faire la paix au tout début de la guerre, et si le président démocratiquement élu de l’Ukraine est un dictateur. Le travail du diable (car nous nous rappelons qui est le père des mensonges, en particulier de mensonges aussi flagrants et à grande échelle) bat son plein. Nous devons nous rappeler qui nous sommes, ce pour quoi nous nous battons, croire en nos valeurs, en ce qui fait sens pour nous et en celles et ceux qui nous donnent la force de continuer ce combat (les gens et/ou Dieu, selon ce qui est significatif pour vous), espérer pour elles et eux, et les aimer et s’aimer les un·es les autres, en défendant cet amour et ce qui est important. Nous n’avons toujours pas de meilleure option, et il ne peut pas y en avoir.

Maksym ’Moses’ Butkevych*

  • Article paru le 20 février sur le blog de Maksym ’Moses’ Butkevych: <butkevych.blogspot.com>
  1. Voir «Maksym Butkevych est libre!», Archipel No341, novembre 2024.
  2. Personnes inscrites sur la liste des mort·es lors du mouvement Euromaïdan entre décembre 2013 et février 2014. Cette liste compte cent quatre noms.
  3. Une émission télévisée de propagande à laquelle participe Skabeïeva.