ITALIE / MIGRATION: Les tribulations d'un sans papiers

de FCE, 17 juin 2022, publié à Archipel 315

En Italie, avec la loi d’amnistie, la sanatoria (voir encadré), le système juridique renonce à poursuivre les responsables d’actes illégaux ou normalise les situations précaires ou irrégulières. Pour les travailleur·euses immigré·es en situation irrégulière, l’objectif est de régulariser et d’encourager les travailleur·euses étranger·es illégaux sans permis de séjour à sortir de l’ombre.

La demande de régularisation a été presentée pour un peu plus de 200.000 travailleur·euses, provenant principalement du Bangladesh, d’Albanie, d’Ukraine et du Maroc. Mais le point considéré comme le plus critique est que c’est l’employeur qui doit demander la régularisation.

Dans un secteur tel que l’agriculture, qui est encore souvent régi par le caporalato*, cette exigence ne peut que limiter le nombre de personnes sans papiers bénéficiaires. Et il en résulte que beaucoup des demandeur·euses ne travaillent pas du tout en Italie, mais paient des sommes exorbitantes à un intermédiaire afin d’être déclaré·es comme salarié·es d’un employeur ayant un revenu suffisant pour les employer. Notre ami S. tente d’obtenir un statut légal en Europe via la sanatoria. Je me suis rendu avec lui en Italie, voici les différentes péripéties que nous avons traversées.

Première étape, Vintimille-Aversa

Nous arrivons à Vintimille le vendredi: S. a besoin d’une preuve de présence en Italie de la part de Caritas – une association catholique qui distribue des repas aux personnes sans-abri. Un Soudanais rencontré dans la rue nous accompagne. Une fois arrivés, une quinzaine de migrant·es allongé·es devant le bâtiment nous apprennent que c’est fermé pour le week-end. Iels dormiront dehors alors que les températures sont descendues en dessous de zéro et n’auront pas accès à la distribution des repas avant lundi. Tant pis, on va se débrouiller autrement. Nous nous dirigeons alors vers la ville d’Aversa, dans la municipalité de Caserte, en Campanie. C’est là que S. vivait, avant de venir en France, dans un petit logement avec Aziz, Samir et un autre ami.

Dans la voiture, nous recevons plusieurs appels de Samir; il est très inquiet à propos du fait que venant de l’Ouest, je ne sois pas à l’aise en raison de l’état du logement. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons compris ses inquiétudes. S. se souvenait d’un problème de moisissure, il s’est aggravé depuis et les murs sont presque complètement noirs du sol au plafond. Lorsque nous nous sommes réveillés le matin, nos vêtements et nos lits étaient trempés et sentaient la moisissure. Aziz nous dit qu’il a finalement trouvé un nouvel endroit et qu’il va déménager dans quelques jours. Le propriétaire a déjà trouvé une personne sans papiers prête à louer l’appartement et à repeindre les murs lui-même. Aziz nous dit qu’ils avaient changé les serrures de la porte d’entrée depuis que le propriétaire avait fait irruption à 5 heures du matin en criant «soldi, soldi» (argent, argent), bien que le loyer ait toujours été payé à temps. Cependant, lorsque S. a demandé si nous devions fermer à clé en quittant les lieux, ses amis lui ont répondu: «Pourquoi verrouiller? Il n’y a rien à voler ici.»

Dans le lit à côté du mien, il y avait un homme de cinquante ans, originaire du Maroc, qui a été renversé par une voiture à Naples et dont la jambe a été amputée. Les chirurgiens qui l’ont opéré avaient oublié du tissu dans sa jambe, ce qui avait ensuite provoqué une infection générale. Bien qu’il soit en règle en Italie, ça fait trois ans qu’il se bat avec l’administration pour recevoir des allocations d’invalidité. Aziz avait remarqué l’homme qui dormait dans la gare de Naples et l’avait invité chez lui. Aziz se rend une fois par an en Italie pour gagner un peu d’argent pour sa famille au Maroc.

Deuxième étape, Battipaglia

Nous nous rendons ensuite à Battipaglia, dans la province de Salernes en Campanie. Nous espérons rencontrer l’intermédiaire devant sa petite épicerie. Après à peine deux ans, S. a obtenu un rendez-vous à la préfecture de Salernes et veut s’assurer que tous les documents nécessaires sont prêts. Nous avons de la chance, l’intermédiaire est là. S. me dit que de nombreux sans papiers attendent plusieurs jours ici avant de le rencontrer. S. a déjà donné 4000€ à l’intermédiaire pour s’occuper de sa sanatoria. Cependant il veut encore être payé pour le certificat de conformité du logement. Il nous assure que tout est prêt. Mais nous ne lui faisons pas confiance et nous passons le reste de la journée devant l’épicerie à échanger avec d’autres sans papiers qui dépendent du même intermédiaire. Nous allons à Battipaglia chez Saïd, un ami de S. Il vit avec Mohamed, Ahmed et Abdul dans 18m2. L’endroit est la moitié d’un garage aménagé au fond d’un HLM et rien n’est aux normes. Le loyer est d’environ 400 € et ils ont de la chance car beaucoup de gens qui travaillent autour de Battipaglia vivent loin de la ville ou dorment dans des tentes pendant l’été. Saïd nous parle d’un ami à lui qui vit en Italie depuis 20 ans, a des enfants et la nationalité italienne et qui pourtant travaille encore pour 30 euros par jour dans l’agriculture. Pourquoi? Il nous explique que son ami vit dans un appartement décent qui appartient à son employeur et qu’il a peur de le perdre parce qu’il est impossible de trouver quelqu’un de prêt à louer un tel appartement à une famille marocaine. S. veut rencontrer son employeur pour s’assurer qu’il va être présent à la préfecture le jour de leur rendez-vous. Nous y allons avec l’intermédiaire. Là, l’employeur demande 1000€. Il explique que 300 € sont pour le comptable qui va préparer le contrat et que 700€ sont les charges qu’il doit payer à l’État.

Nous rentrons à la maison. Heureusement pour nous, le Ramadan vient de commencer car nous n’avons plus beaucoup d’argent pour acheter a manger. Pour les amis de S., cela signifie aussi travailler huit heures au soleil ou dans la serre sans boire ni manger. Saïd, Mohamed et Ahmed se réveillent à 4 h du matin pour manger un petit peu, se préparer et partir travailler vers 5h; ils rentrent vers 14 heures. Puis ils passent l’après-midi à dormir ou sur leur smartphone. S. appelle ça un état dépressif actif, c’est-à-dire que les gens sont actifs et travaillent la plupart du temps mais après, ne savent pas quoi faire. Ils ont très peu d’argent pour sortir (une partie de leur salaire est envoyé à la famille, le reste est utilisé pour la nourriture, le transport au travail et le loyer), il n’y a pas d’endroit proche où ils peuvent rencontrer d’autres personnes sans papiers, ils sont aliénés par la société et choqués par le racisme d’État (par exemple, deux ans pour un ren-dez-vous à la préfecture).

Chaque soir, ensemble, nous préparons le dîner qui est servi dans un seul plat et partagé. C’est un moment où chacun s’ouvre un peu et partage les histoires de la journée. Ahmed est maraîcher. Il nous raconte qu’il a une famille au Maroc et qu’à Battipaglia, il a un permis de séjour et un contrat régulier. Selon ce contrat, il gagne 53€ par jour et a droit à des congés annuels et maladie payés. En réalité, son employeur ne lui verse que 30 € par jour et les congés payés sont inexistants. Il aimerait bien nous rendre visite en France. Saïd est l’expert des kiwis. Il me dit qu’il ne sait pas comment il s’est retrouvé dans sa condition actuelle. Au Maroc, il était chauffeur de camion. Il avait une belle maison, aimait bien son travail et n’avait pas de problèmes d’argent. Il partait souvent en randonnée avec ses amis. Il me montre de nombreuses photos de ses sorties. Il me dit que quand tu es au pays et qu’un ami t’appelle, tu ne vas pas le croire s’il te dit qu’en Europe, c’est difficile. Saïd espère obtenir son permis de séjour cet été et trouver du travail comme chauffeur de camion et pouvoir amener sa famille en Italie.

Mohamed ne parle pas du tout et mange séparément. Un soir, il nous a demandé en colère de faire moins de bruit car il voulait dormir. Le lendemain, il s’excuse et nous explique que dans les serres où il travaille, il y a deux personnes, une à chaque extrémité de la ligne, qui vérifient qu’il ne prend même pas une minute de pause. Il nous dit qu’il fait régulièrement des cauchemars con-cernant la surveillance au travail et la possibilité de perdre son emploi.

Nous sommes repartis vers l’épicerie de l’intermédiaire. Cela doit être la sixième fois que nous y allons, nous avons maintenant passé plus de 72 heures en continu dans cet endroit, avec les atentes interminables pour des informations volontairement incomplètes fournies par l’intermédiaire. Il faut savoir que toute la documentation et la communication officielle de la préfecture sont envoyées par PEC (courrier électronique certifié) à l’employeur et à son comptable. Le migrant ne reçoit que des photos partielles via WhatsApp des communications envoyées par l’intermédiaire. Nous nous rendons à la préfecture de Salernes où nous rencontrons Bilal et son intermédiaire. Bilal vient d’Algérie et il est sans papier. Il cherche un permis de séjour en Italie avec la sanatoria car il n’a pas trouvé d’autre solution en France, bien qu’il vive à Marseille de-puis 15 ans, avec sa femme et ses deux enfants. Il a déjà versé 7000€ à son intermédiaire. S. et Bilal entrent à la préfecture pour leur rendez-vous.

En attendant devant la préfecture, je rencontre une avocate spécialisée dans la sanatoria. Elle me dit que parmi les personnes qui demandent la sanatoria, beaucoup ne travaillent pas illégalement dans l’agriculture ni n’habitent en Italie, mais que ça reste une des rares voies possibles pour obtenir un permis de séjour pour de nombreuses personnes sans papiers. Elle se propose de suivre le dossier de S. et nous enverra ensuite des copies de toute la correspondance. Ce serait pratiquement un rêve car nous pourrions nous occuper nous-mêmes de la plupart des formalités administratives, mais ce n’est pas une option réaliste: S. craint que l’employeur ne renonce à la sanatoria s’il apprenait l’implication d’une avocate. S. quitte la préfecture avec Bilal. Les deux sont énervés. L’employeur n’a pas apporté tous les documents exigés par la préfecture et il doit y retourner dans un mois.

Nous partons démoralisés. Il reste maintenant la dernière étape, celle du retour en France. Si la police française nous arrête, toute la procédure de S. sera annulée et tout l’argent dépensé partira en fumée. Nous sommes très contents de rentrer chez nous. Et S. repartira bientôt pour Salernes…

M. et S.

  • En Italie, caporalato est le mot idiomatique désignant l’intermédiation illégale entre les entreprises et les travailleur·euses.

Encadré

Situation des travailleur·euses (avec ou sans papiers) dans le sud de l’Italie

Conditions de travail si on a la chance de trouver un emploi: De 6 h à 14 h / 14 h 30 – travail sans pause dans les champs ou dans les serres, avec des températures moyennes estivales d’environ 30OC à l’extérieur. Sous contrat (extrêmement rare): 53 euros / jour, couverture maladie, 28 jours de congés payés et jusqu’à 42 jours de congés maladie rétribués. Au noir: environ 30 euros / jour, 27,50 si on déduit le prix du transport public pour se rendre au travail et en revenir. Aucun congé.

Sortir du travail au noir avec la sanatoria

Pour profiter de la sanatoria, le travailleur ou la travailleuse sans papier – qui souvent ne parle pas italien – s’adresse à un intermédiaire qui lui trouve un employeur disposant de revenus suffisants pour une embauche fictive. L’intermédiaire demande entre 4000 et 7000 euros pour ce “service” tout compris. En réalité, au fil du temps, la personne sans papier découvrira que tous les documents requis par la sanatoria restent encore à payer.

Les conditions requises pour bénéficier de la sanatoria (secteur agricole)

• Un contrat de travail en vigueur: l’employeur fait rédiger un contrat de travail sur mesure par son comptable. Coût approximatif: 300 euros. Cette somme est censée être prise en charge par l’employeur, mais est payée par la personne sans papier

• Une preuve de présence en Italie datant d’avant mars 2020 (date d’entrée en vigueur de l’amnistie): pour celles et ceux qui ne résident pas en Italie, ce certificat – souvent une faux certificat d’hospitalisation par exemple – est proposé par l’intermédiaire/employeur pour la modique somme de 500 euros.

• Un certificat de conformité du logement: il faut prouver que la personne sans papier vit dans un logement dont la conformité a été établie par un ingénieur qualifié. Un ami de l’employeur/intermédiaire certifie que la personne vit dans sa propriété. Coût pour cette personne: environ 700 à 1000 euros et le certificat coûte environ 180 euros en timbres fiscaux. Rappelons que sans documents, il est presque impossible de louer un logement conforme.

•Une amende forfaitaire de 500 euros par travailleur·euse, à la charge des employeurs.

• Une amende de 300 euros par mois de travail illégal: les employeurs sont censés payer cette amende sur les périodes de travail antérieures régularisées. Sur cette somme, un tiers ira aux impôts et deux tiers à l’INPS (Institut National de Prévoyance Sociale), qui à leur tour seront divisés en cotisations et une autre partie des salaires reversés aux travailleur·euses.

L’amende est en fait payée par le/la travailleur·euse sans papier.